Lilian Thuram : “Il faut comprendre l’histoire du racisme pour ne pas tomber dans le piège du racisme”

Lilian Thuram : “Il faut comprendre l’histoire du racisme pour ne pas tomber dans le piège du racisme”

Par Leila Lamnaouer / Le 3 décembre 2021 / Actualité

Il n’est pas seulement le champion du monde de football de 1998. Il s’est aussi longtemps intéressé aux racines du racisme, dont lui-même a été victime dès son arrivée en métropole à l’âge de 9 ans. A travers ses propres questionnements et ses rencontres, Lilian Thuram a donc décidé de monter en 2008 sa propre fondation pour “éduquer contre le racisme”. En 2020, il publie “La Pensée Blanche”, un livre tentant de “décrypter la manière dont la supériorité blanche s’est enracinée dans les esprits au fil des siècles, au point de sembler ‘aller de soi’ encore aujourd’hui”. L’ouvrage, qui a fait beaucoup réagir en France, a aussi été un vrai succès et il vient justement d’être traduit en anglais. C’est à l’occasion de ce lancement que Lilian Thuram s’est déplacé lundi 29 novembre, à l’invitation de l’Institute of Modern Languages Research de l’University of London. Avant de rencontrer le public pour une conversation autour de “la pensée blanche”, le Français s’est confié à French Morning London. 

Pourquoi était-ce si important de venir à Londres présenter la traduction de votre livre ?

C’est une invitation et c’est toujours très intéressant de les accepter pour essayer de discuter de ce sujet, qui me semble important. Un peu partout dans le monde, il y a des opinions et des questionnements que l’on n’entendait pas. Des questionnements qui existent depuis très longtemps dans la société, mais qui peut-être ne touchaient pas le grand public. Donc pour moi, c’est avec joie que je suis ici. 

Comment est né chez vous ce questionnement sur le racisme ? 

Ce livre, c’est l’histoire d’une vie. Je suis né aux Antilles. J’arrive en région parisienne à l’âge de 9 ans et dans ma classe de CM2, des enfants m’insultent de “sale noir”. Evidemment, c’est une violence. Je dis même souvent que c’est une morsure, qui saigne de l’intérieur mais que personne ne voit. Je pose alors des questions à ma maman, qui me répond : ‘Les gens sont racistes, c’est comme ça, cela ne va pas changer’. Comme si le racisme était une fatalité, un fait inexplicable. Mais pendant mon adolescence, ces questionnements m’ont poursuivi. C’est en tant que jeune adulte que j’ai commencé à avoir des réponses à travers des lectures, des rencontres d’intellectuels qui m’ont donné à comprendre le pourquoi du racisme. Puis, quand j’étais joueur de foot, on m’invitait à rencontrer des enfants dans des écoles pour parler de ces sujets. Ensuite, en 2008, j’ai monté une fondation qui m’a permis de questionner la société sur le racisme et essayer de combattre cette idée que c’était quelque chose de normal. 

Qu’est-ce que “la pensée blanche” ?

C’est cette construction idéologique qui s’appuie sur l’idée de l’existence de races : la blanche, la jaune, la rouge, la noire… Ces races ont ensuite été hiérarchisées, la blanche étant la supérieure à toutes. Aujourd’hui, on utilise ces identités liées à la couleur de la peau sans connaître l’histoire de ces identités. Alors qu’en questionnant ces identités, on s’aperçoit que ce ne sont que des constructions politiques. 

C’est-à-dire ?

Quand je vais dans des écoles ou dans des conférences, je demande aux personnes : “Qui est blanc, qui est noir?”. Lors des Rendez-vous de l’Histoire à Blois, où j’étais invité, un monsieur m’a répondu qu’il était blanc, je lui ai alors demandé depuis combien de temps. Il m’a répondu 60 ans. Je prends alors une feuille et lui demande quelle en est la couleur. Il me dit : “blanche”. Je lui rétorque: “Mais est-ce que vous êtes de la même couleur?”. Non, me dit-il. Alors pourquoi dire qu’il est blanc. C’est cela qui est intéressant, nous utilisons des identités liées à la couleur de la peau alors qu’en fait que les couleurs de peau ne sont ni vraiment blanches ou noires. Ce sont des habitudes qu’on a prises de génération en génération, sans qu’elles ne se posent de questions. Alors que cette hiérarchisation s’est construite suivant une histoire idéologique et politique dont nous sommes les héritiers. Quand on parle de l’héritage blanc, ce sont toutes ces lois qui ont construit leur domination, leur réalité. Comme on a construit la réalité de l’identité noire. 

Pourquoi les gens sont-ils si fébriles quand on interroge ces idéologies ? 

Il est difficile pour moi d’y répondre étant donné que je suis catégorisé comme personne noire. Pour moi, c’est évident qu’il faille parler de ces sujets. Selon ces constructions basées sur la couleur de peau, les noirs sont tout en dessous, et il est normal que je les questionne. Je pense aussi que l’identité des personnes blanches s’est construite sur une idée de supériorité, et parfois même de manière inconsciente et donc c’est difficile et dérangeant de se questionner sur cela. Ceux qui ne veulent pas s’interroger ne veulent pas être confrontés à la réalité historique. 

C’est aussi la peur du changement ?

Cette idéologie de la construction des races n’est pas si ancienne. En France, jusque dans les années 50, on apprenait dans les écoles que la race blanche était supérieure. La hiérarchie selon la couleur de la peau, c’est aussi l’apartheid, soit les années 90. La fin de la ségrégation aux Etats-Unis, ce sont les années 60, tout comme la fin de la colonisation française. Il y a donc un héritage culturel tellement profond et puissant que certaines personnes, parfois même de manière inconsciente, ne veulent pas remettre les choses en question. Il ne faut pas oublier qu’avec le racisme il y a des gagnants. Dans mon livre, j’explique aux lecteurs que si l’on veut créer des solidarités, grandir ensemble, la première des choses c’est d’enlever les masques identitaires que l’Histoire nous oblige à porter. Une fois ces masques identitaires enlevés, qui peuvent être la religion, le genre, l’orientation sexuelle, la couleur de peau, ne reste que la réflexion qu’en tant qu’être humain. Cela va permettre d’analyser le passé et le présent avec beaucoup plus de justesse. 

Wokisme, racisé, privilège blanc… Il existe beaucoup de concepts aujourd’hui. Comment faire le tri pour mieux comprendre ?

Il est important d’avoir plein de concepts. C’est en analysant plein de concepts, qu’on parvient à éclaircir les choses. Ce qui serait triste, c’est qu’il n’y ait encore qu’un discours audible. Ce qui est extrêmement déstabilisant aujourd’hui, c’est qu’auparavant certaines personnes n’avaient pas le droit à parole. Certes, certains, blancs comme noirs, la prenaient pour dénoncer par exemple “les grandes découvertes” ou la colonisation, mais le discours dominant restait celui des personnes blanches. Forcément, maintenant, on entend plein de concepts et donc certains sont déstabilisés ne comprenant pas qu’il a finalement toujours existé d’autres points de vue. Ils ont peur de se dire : ‘Et si, tout ce qui nous a été raconté au fil du temps, n’est pas si vrai ?’. Car cela signifierait que notre construction s’est faite sur des mensonges. 

Vous dites que la “pensée blanche” est d’une grande violence… 

La “pensée blanche” est par exemple capable de dire qu’elle a aboli l’esclavage, alors même qu’elle l’a construit pendant des siècles. Cela veut dire qu’on refuse même aux esclaves de s’être libérés seuls de cette domination. La “pensée blanche” est aussi une construction pour légitimer la violence, mise en place par des gens intéressés. Avant l’esclavage, il existait des solidarités entre noirs et blancs. Sauf que pour construire ce système économique, car c’en fut un, pour enrichir certains, des lois ont été mises en place pour casser ces solidarités. Mon livre dit donc qu’on a tout intérêt à comprendre l’histoire du racisme pour ne pas tomber dans le piège du racisme, qui n’a toujours été qu’un leurre pour diviser les gens.

Est-ce que cela vaut-il la peine de se battre contre cela alors ?

Quand on analyse l’Histoire, il y a toujours eu des hommes et des femmes qui n’ont pas accepté les normes de l’époque, et ce sont eux qui ont permis et qui permettent qu’on vive dans des sociétés plus égalitaires. Ce qui est intéressant, quand vous travaillez sur ces sujets, c’est qu’on se rend compte que c’est une minorité de personnes qui font bouger les choses. 

L’effet miroir de tout cela n’est -il pas ce repli identitaire ?

C’est une évidence. Certaines personnes ont peur de l’égalité. Historiquement quand vous êtes dans une position de domination mais que vous voulez défendre vos intérêts, vous pouvez jusqu’à aller tuer des gens. Si un groupe veut l’égalité, la seule façon c’est d’utiliser l’hyper violence pour finir par les faire taire, les éliminer. Il n’y a rien de nouveau, il y a des partis politiques qui invitent à la violence symbolique et/ou physique. L’égalité se gagne, elle ne se donne pas. Il y aura toujours des gens, pour asseoir leur domination, qui vont devoir exercer de la violence. C’est pour cela que connaître l’histoire du racisme permet d’avoir une réelle vision de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde. 

Se prendre les foudres des critiques, cela ne vous a pas fait peur ?

Pas du tout. La question, c’est comprendre le sens de l’Histoire, le fonctionnement des groupes humains, les hiérarchies qui existent. A partir du moment où vous êtes dans un groupe humain et que vous demandez un changement, au début on va vous écouter, puis plus. Je sais très bien qu’historiquement les gens qui dénoncent les inégalités se retrouvent mis au ban de la société, comme à l’époque les femmes dont on disait qu’elles étaient des folles ou des sorcières et qu’on les tuait. Ou les personnes de couleur noire qui dénonçaient le racisme et qui finissaient par être tuées. N’oublions pas que Martin Luther King ou Nelson Mandela, que l’on regarde aujourd’hui avec des grands yeux, ont été jetés en prison ou tués. C’est ça la réalité. La première valeur que l’on doit éduquer à nos enfants, c’est le courage. Pour apprendre à marcher il faut par exemple être courageux, si on ne l’est pas, on a peur de tomber et on reste à quatre pattes.

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