Auguste Escoffier : quand la super-star française de la cuisine travaillait à Londres 

Auguste Escoffier : quand la super-star française de la cuisine travaillait à Londres 

Par Ézechiel Zérah / Le 11 mars 2024 / Actualité

Personne à ce jour n’a remplacé Auguste Escoffier dans les annales de la gastronomie française. Le nom de l’illustre chef (1846-1935) résonne un siècle plus tard à travers le globe comme celui qui a inventé et popularisé le système de brigade dans les cuisines des restaurants. Certaines de ses créations sont passées à la postérité, comme la pêche Melba ou la poire Belle-Hélène. Il est aussi crédité comme le premier à avoir conçu des repas à but caritatif. Et puis il y a son fameux Guide Culinaire, un livre fort de 5,000 recettes considéré comme l’ouvrage qui a codifié la cuisine française (« un outil plus qu’un livre, compagnon de tous les instants à tenir à portée de main », considérera-t-il dans ses Mémoires).

30 ans de carrière à Londres

Ce héros national exerça pourtant une grande partie de sa carrière… à Londres, de 1890 à 1920, ce qu’il ne trouve pas anormal, au contraire, comme il l’écrit dans sa revue Le Carnet d’Epicure. « Aujourd’hui, comme autrefois, le maître incontesté de la cuisine française réside à l’étranger ; il en sera toujours ainsi d’ailleurs, car il importe de maintenir au-delà des frontières la suprématie de notre art national, il s’agit là d’une lutte pacifique, et qui nécessite la présence constante du chef à la tête de ses vaillantes légions ».

Dans les notes qu’Auguste Escoffier a laissées, rassemblées par son fils dans un recueil publié en 1935 (à retrouver en version de poche depuis 2014 aux éditions Mercure de France), on lit que l’ouverture de l’hôtel Savoy à Londres en 1889 est un succès mais qu’il ne dure que trois mois et que la faillite guette : le directeur, « charmant », n’est pas un spécialiste de l’hôtellerie et le chef des cuisines a servi une grande famille, les Rothschild, mais ne connaît guère le fonctionnement d’un grand restaurant à la carte. Pour redresser la barre, le Savoy fait appel à César Ritz, l’hôtelier qui a fait briller le Grand Hotel de Monte-Carlo (Monaco). C’est là qu’Auguste Escoffier et César Ritz se sont rencontrés. « Depuis ce jour jusqu’à sa mort survenue pendant la guerre de 14, nous restâmes des amis inséparables », écrit le cuisinier. 

Son duo avec César Ritz

Le duo arrive dans la capitale britannique le 6 avril 1890 et une désagréable surprise l’attend dans les cuisines : tout a été « saccagé », « il ne restait même pas un grain de sel ». Or le dimanche, les magasins sont fermés dans le pays… Auguste Escoffier ne se décourage pas et fait appel à un confrère français en poste dans un autre hôtel qui lui fournit tout ce dont il a besoin. Dès le lendemain, se pose la question clé : comment attirer la haute société britannique sur place ? Le chef français aime créer, les clients à Monaco s’en souviennent avec de nombreux plats qui ont marqués les appétits de l’époque (timbale Grimaldi, filets de sole Walewska, poularde Adelina Patti, mousse de merlan Katinka…). 

Au Savoy, il innove avec ce qu’on appellerait aujourd’hui un « menu dégustation » et se laisse guider par ses idées, avec un prix fixé à l’avance, tout en conservant un double du menu pour ne pas servir la même chose aux clients qui reviennent. Non seulement ceux-ci ne s’ennuient pas mais ils se sentent flattés par l’agencement du restaurant. « Ritz avait porté tous ses soins à l’éclairage des tables, afin qu’une lumière savamment diffusée mette en valeur les visages féminins », note Auguste Escoffier dans son journal. Les femmes accourent pour montrer leurs bijoux et chapeaux. Le dimanche soir, un orchestre amuse les dîneurs, une première en Angleterre qui sera copiée par de nombreux autres établissements. 

Des cuisses de grenouilles pour le futur roi

Les princes, banquiers et célébrités défilent, y compris pour des mariages. Le menu de celui du duc d’Aoste avec la sœur du duc d’Orléans comprend 21 intitulés, de la caille aux feuilles de vigne au soufflé d’écrevisses à la Florentine en passant par le sorbet au champagne rosé Clicquot. Auguste Escoffier est un joueur et il fait manger des cuisses de grenouilles aux Anglais, qui ont leur chair en horreur, en baptisant son plat « Nymphes à l’Aurore ». Le tour de passe-passe ? Des cuisses cuites enrobées dans une sauce chaud-froid au paprika rose, décorées de feuilles d’estragon passées à l’eau bouillante salée puis recouvertes d’une fine gelée de poulet. Le prince de Galles, futur roi Edouard VII, prit le cuisinier de lui préparer ces grenouilles dont il entend beaucoup parler.

Quand Emile Zola est de passage à Londres pour étudier les mœurs des bas quartiers de la ville, il descend au Savoy et raconte à Auguste Escoffier ses gourmandises préférées à commencer par le pot-au-feu de mouton et son chou farci à la mode de Grasse, son pêché mignon. 

Crédit : Michaelpuche / Shutterstock.com

Servir les plus riches… et les plus pauvres

Toutes les demandes sont permises au Savoy, y compris quand de jeunes gentlemen anglais gagnent une grosse somme à la roulette, sur le rouge, et décident de donner un dîner en l’honneur de cette couleur. César Ritz et Auguste Escoffier s’exécutent et imaginent des tables rouges parsemées de pétales de roses rouges, une carte rouge, des sièges rouges, des palmiers avec des boules rouges éclairées à l’électricité. A l’exception de la poularde truffée, tout le (long) repas est rouge et or : consommé au fumet de perdrix rouges, selle d’agneau de Galles aux tomates à la provençale et purée de haricots rouges, parfait de foie gras au paprika doux à la Hongroise…

Loin de ces excès, le Savoy reçoit chaque matin la visite de deux religieuses du groupe des Petites Soeurs des Pauvres. Elles arrivent en carriole pilotée par un cheval fatigué et viennent récupérer pour les plus démunis du marc de café aux propriétés encore stimulantes mais aussi des feuilles de thé n’ayant subi qu’une seule infusion et du pain provenant des parures de toasts. Auguste Escoffier est touché par ces sœurs et lorsqu’il fait dérouler des banquets qui nécessitent 150 à 200 cailles, il réserve à ces dames la carcasse et les deux cuisses adhérentes, seuls les blancs de poitrine ayant été utilisés pour les fastes repas.

Mieux, il partage sa recette de cailles au riz : quand elle est servie aux vieux pensionnaires des Petites Soeurs des Pauvres, ces derniers parlent de « dîners de gala ». En 1927, Auguste Escoffier publie un livre uniquement sur le riz, avec 120 recettes. « L’aliment le meilleur, le plus nutritif », annonce la couverture du titre. À la mort du cheval des religieuses, le chef des cuisines du Savoy s’organise pour payer le remplacer l’animal. 

Après le Savoy, le Carlton

En 1897, l’aventure du Savoy s’achève. Non pas que le succès se ternit, le palace est au contraire devenu une « une école d’hôtellerie moderne » et il signe « le développement de la cuisine française en Angleterre » selon le chef français. Mais les patrons d’Auguste Escoffier et César Ritz sont mécontents de voir ce dernier construire son propre établissement à Paris, place Vendôme, le futur hôtel Ritz. Pas grave, le Carlton Hotel est demandeur du talent des deux hommes. 

La structure ouvre le 1er juillet 1899 et la même riche clientèle qu’au Savoy suit Auguste Escoffier, cette fois pour les suprêmes de perdreaux à la truffe. Mais plus encore que les volatiles, le Tout- Londres parle d’un dessert amené à faire le tour du monde : la « Pêche Melba ». Le Français l’a imaginée en hommage à la soprano star Nellie Melba, d’origine australienne, qui a ébloui la critique dans Lohengrin, l’opéra de Richard Wagner. Il s’agit de pêches mûres passées deux secondes dans de l’eau bouillante puis dans de l’eau glacée, saupoudrées de sucre et allongées de glace vanille et de purée de framboises sucrées. Une création servie dans un bloc de glace taillé pour rappeler un cygne ailé. « Malheureusement, j’ai eu maintes fois le regret de constater que la vraie formule est trop souvent altérée », pointe Auguste Escoffier qui s’agace de ces mauvais imitateurs remplaçant la framboise par de la gelée de groseilles ou la glace vanille par de la chantilly. Le cuisinier constate dans ses Mémoires que la consommation mondiale de pêches mûres en fruit frais et en conserve explose. Même chose pour le concassé de tomates en boîte qu’il participe à démocratiser. 

Auguste Escoffier est en Angleterre lorsqu’éclate la Première Guerre mondiale. Le gouvernement impose des coupons pour s’approvisionner en viande et volaille, sauf pour le gibier et les œufs parmi d’autres produits. Qu’à cela ne tienne, il en fera un plat gastronomique, en l’occurrence un hachis de cerf aux œufs. Le soir de l’armistice, le 11 novembre 1918, on se bat pour dîner au Carlton : l’hôtel accueille 712 mangeurs. Là aussi, Auguste Escoffier se creuse la tête et fabrique des petites boulettes baptisées « mignonnettes d’agneau Sainte-Alliance » avec ce qu’il a sous la main : un haché à base de gigots d’agneau, cuisseaux de veaux, porc et poules qu’il mélange à du pâté de foie gras en conserve, des truffes hachées et du pain de mie à la crème. 

Gordon Ramsay lui rend hommage

Le Français est à l’origine de la première mutuelle de cuisiniers de Grande-Bretagne au début du siècle. Pendant la guerre, il s’active pour que des fonds soient envoyés chaque semaine aux 50 femmes et 70 enfants de cuisiniers mobilisés sur le front qu’il dirige habituellement. Il bataille pour que ces derniers retrouvent bien leur travail une fois le conflit terminé et emploie plus d’ouvriers qu’il n’en faut aux fourneaux pour éviter le chômage. En 1919, Raymond Poincaré est de passage outre-Manche et surprise, lorsque le président de la République réunit Français de Londres, il élève Auguste Escoffier au rang de chevalier de la légion d’honneur. Moins d’une décennie plus tard, il sera le premier cuisinier à se voir décerné le grade d’officier.

Clin d’œil à l’histoire à fourchette, l’hôtel Savoy encore en activité a ouvert début 2022 un restaurant avec pour nom 1890, date à laquelle Auguste Escoffier prit ses fonctions dans l’établissement. C’est un certain… Gordon Ramsay qui signe la carte du restaurant, auréolé d’une étoile au guide Michelin. Le célèbre chef britannique aux 17 millions de fans sur Instagram a réintroduit les consommés en début de repas et l’on peut tomber sur des intitulés oubliés comme la sole Cardinal. La pêche Melba, elle, est régulièrement de la partie et si ce n’est pas la saison, des variantes sont proposées (framboise Melba, rhubarbe Melba, muscat Melba…). 

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